Brexit : «Un accord de libre-échange éviterait le chaos aux frontières»

Opinion piece (Liberation)
Sam Lowe
07 September 2020

Pour le chercheur Sam Lowe, le Royaume-Uni et l’Union européenne doivent s’éloigner de leurs positions initiales afin d’arriver à un compromis.

Spécialiste du commerce international et de la négociation des accords de libre-échange, Sam Lowe est chercheur au think tank Centre for European Reform.

Mi-juin, vous avez publié un rapport intitulé «Négociations UE-RU, pas besoin (encore) de paniquer !». Aujourd’hui, est-il temps de paniquer ?

Je ne pense pas. Il a toujours été clair que la période cruciale serait septembre et octobre, quand les politiciens se replongeraient dans le processus. Les fondamentaux restent les mêmes : pour qu’il y ait un accord, l’UE devra s’éloigner un peu de ses positions initiales, alors que le Royaume-Uni devra beaucoup s’éloigner des siennes. Je pense qu’un compromis est toujours possible. Mais si rien n’aboutit d’ici fin octobre, alors là je serai très inquiet.

Les derniers jours ont pourtant vu des tensions entre l’UE et le Royaume-Uni, dont les dernières déclarations de Boris Johnson et les révélations du Financial Times.

Il fallait s’y attendre. Les négociateurs - Michel Barnier et David Frost - ont atteint les limites de ce qu’ils pouvaient faire sans nouvelle direction et mandat politiques. Concernant le projet de loi qui chercherait à annuler certains éléments de l’accord de retrait, il est difficile de se faire un avis tant qu’il n’aura pas été publié [mercredi, ndlr]. Ce qui est rapporté n’aide toutefois pas à alléger l’atmosphère. Je continue de penser qu’il y a plus de chances d’obtenir un accord, mais je ne peux pas dire que je ne suis pas nerveux.

Où se trouve la zone de compromis sur les principaux points de contentieux, comme la pêche ou l’arbitrage d’éventuels conflits futurs ?

Ces questions sont des préconditions pour l’UE, avant des discussions commerciales plus profondes. Concernant les droits des pêcheurs venus de l’UE d’opérer dans les eaux britanniques et vice versa, les positions initiales sont très éloignées. L’UE veut maintenir les conditions actuelles et les quotas (de poissons pêchés), alors que Londres veut un système de négociations annuelles, un peu comme avec la Norvège. La question est de savoir s’il existe une ligne de compromis. Le Royaume-Uni dispose d’un peu plus de cartes sur ce volet, mais pas autant qu’il aimerait le croire. Les Britanniques ne mangent pas beaucoup de poissons et crustacés pêchés dans leurs eaux (langoustines, crabes et maquereaux) et environ 80% de ce poisson est exporté, essentiellement vers l’UE. Le Royaume-Uni importe environ 70% du poisson qu’il consomme (thon, cabillaud, crevettes ou haddock), essentiellement de l’UE. Un échec à trouver un accord et l’imposition de tarifs douaniers sur les exportations de poisson britanniques seraient extrêmement dommageables.

Et en ce qui concerne le «level playing field» (règles sur les subventions de l’Etat évitant la concurrence déloyale) ?

L’UE souhaite que le Royaume-Uni s’engage à ne pas revenir sur le niveau actuel de protections en matière d’environnement et de travail. Elle voudrait que ces engagements soient contrôlés grâce à un mécanisme de résolution des disputes contenu dans un accord global. Celui-ci aurait la possibilité de suspendre toute concession au Royaume-Uni s’il venait à modifier les règles pour donner un avantage compétitif injuste à ses exportateurs, par rapport à ses concurrents européens.

Le Royaume-Uni n’est prêt, pour l’heure, qu’à formuler un engagement général «à ne pas affaiblir ou réduire» les niveaux de protection légale sur l’environnement, le travail ou les normes. Et ne veut pas que ses engagements soient juridiquement contraignants.

Si à l’avenir le Royaume-Uni venait à saper la concurrence, Bruxelles, de son côté, pourrait se protéger, sans doute en introduisant des tarifs douaniers.

Londres fait donc face à un choix : accepter des tarifs douaniers dès maintenant, en ne signant pas d’accord, ou éliminer les tarifs dès la fin de la transition [le 31 décembre 2020] grâce à un accord, tout en acceptant que certains puissent être réintroduits à l’avenir, en cas de désaccord.

Et au sujet des subventions de l’Etat aux entreprises ?

L’UE souhaite que la loi européenne en ce domaine continue de s’appliquer au Royaume-Uni. Toute dispute serait réglée par un panel indépendant d’arbitrage mais, comme il s’agit de loi européenne, l’interprétation de la Cour européenne de justice (CEJ) guiderait les décisions du panel. Dans l’accord de retrait, le Royaume-Uni a déjà accepté de continuer à suivre les règles européennes sur les aides publiques en ce qui concerne l’Irlande du Nord. Mais pour la Grande-Bretagne (Ecosse, pays de Galles et Angleterre), la proposition de l’UE est perçue à Londres comme une exagération massive.

Est-ce que l’absence d’accord ferait vraiment une différence ?

S’il n’y a pas d’accord, la frontière posera un énorme problème parce qu’il y aura alors peu de moyens de coopération, au début au moins, entre les autorités douanières britanniques et européennes. Pour les entreprises, il y a techniquement peu de différences entre se préparer à un accord ou pas d’accord. Celui envisagé par Johnson les obligera à s’adapter à de nouvelles procédures douanières, de nouvelles exigences réglementaires et des restrictions sur les services transfrontaliers. De son côté, l’UE a toujours été très claire sur les conséquences pratiques pour le Royaume-Uni de son choix de sortie du marché commun et de l’union douanière.

Il existe de très bonnes raisons pour que Boris Johnson et les dirigeants européens poussent politiquement pour un accord de libre-échange. Il permettrait d’éviter l’imposition de tarifs douaniers sur les biens circulant entre l’UE et le Royaume-Uni, éviterait le chaos aux frontières grâce à une coopération douanière et assurerait l’application durable du protocole nord-irlandais. Surtout, la conclusion d’un accord poserait les jalons pour construire une relation plus approfondie. Il est fort possible qu’un futur gouvernement britannique ne partage pas les blocages idéologiques du gouvernement actuel, et cherche à améliorer la relation là où c’est possible.